Rodrigo guérit la « fracture numérique »

Par Fabrice - 5/06/2006
Passeurs d’espoir : Tome 1 Une famille à la rencontre des bâtisseurs du XXI° siècle
Le texte qui suit est extrait du livre "Passeurs d’espoir : Tome 1, Une famille à la rencontre des bâtisseurs du XXI° siècle" de Laurent et Marie-Hélène de Cherisey. Ce couple est parti avec ses 5 enfants faire un tour du monde du "lien social". Au Brésil, à Rio, ils s’apprêtent à rencontrer le fondateur des Centres de Démocratisation Informatique, des lieux d’accès et d’apprentissage de l’informatique comme alternative à la misère et à la violence pour les enfants des favelas...

Rodrigo Baggio - 13 koIl pleut toujours. Un vrai déluge ! Nous allons vers notre deuxième reportage.
Nous stoppons en taxi devant les bureaux du CDI, Centre pour la démocratisation de l’informatique, avec dix minutes d’avance. Seul problème : le personnage principal, son fondateur, Rodrigo Baggio, est retenu chez lui par une grippe. Nous patientons près de deux heures... Les enfants saturent.
Rodrigo finit par apparaître dans l’encadrement de la porte. C’est un géant de 33 ans, la mâchoire volontaire, habillé d’un polo moutarde très chic. Il a effectivement le teint pâle. Sans pitié pour sa grippe, nous attaquons une première interview dans son bureau, puis nous l’embarquons jusqu’à la statue du Christ rédempteur qui, du sommet du Corcovado, surplombe la ville avec l’espoir, de plus en plus ténu, de le filmer lors d’une accalmie sur les hauteurs de Rio.
Les nuages s’épaississent et s’agglutinent autour de la célèbre statue lorsque nous voulons filmer notre héros. Mais, au moment où Rodrigo raconte la genèse de son idée - « J’ai fait un rêve... » -, le ciel se déchire, découvrant tout d’un coup le panorama époustouflant de la ville. On n’aurait pu imaginer meilleure illustration pour lancer notre sujet ! Le travelling se poursuit. « Dans mon rêve, je voyais les enfants des bidonvilles apprendre à travailler sur des ordinateurs et trouver, grâce à cet outil, un avenir meilleur. Ce rêve, je l’ai réalisé en huit ans. Six cent mille enfants ont fréquenté les huit cents écoles soute-nues par le CDI à travers tout le Brésil et, pour 80 % d’entre eux, cela a été un tournant ! »
La pluie tombe de plus en plus dru et Rodrigo, qui tient son parapluie telle une ombrelle, nous fait l’effet d’une Mary Poppins, version masculine. Il n’est même pas couvert, malgré sa grippe, et le vent se lève. Nous voulons le ménager. Nous profitons du retour en voiture pour comprendre comment il a pu passer du rêve à une telle réalité !
« Avec les nouvelles technologies de l’information et des communications, nous dit-il, de nombreux experts prédisent que le fossé entre les riches et les pauvres va se creuser brutalement. Accéder à l’information, c’est accroître ses chances de performance économique, sociale, culturelle, technique. Or, si les riches y accéde¬ront aisément, les plus démunis, qui n’en auront pas la possibilité, prendront encore plus de retard.
« Pour beaucoup, cet écart qui se creuse avec la perspective de millions d’exclus devenant encore plus exclus est une fatalité. Mais, ici, à Rio, c’est difficile à accepter ; les favelas sont sous nos yeux ! »
Nous comprenons que pour Rodrigo, et pour d’autres que nous rencontrerons cette année, le constat de l’injustice a provoqué une immense détermination à refuser l’immobilisme. Ils s’engagent sans chercher à pointer du doigt la responsabilité d’autrui et l’incapa¬cité des politiques à résoudre les grands maux contem¬porains. Et l’onde de choc de leur engagement peut être beaucoup plus grande qu’ils ne l’avaient imaginé !
En témoigne ce réseau d’écoles d’informatique pour les plus démunis, développé en huit ans dans les fave¬las, la jungle ou les prisons. Il s’étend maintenant sur d’autres continents et Rodrigo est souvent invité à travers le monde pour témoigner, comme à Davos, d’un possible accès généralisé au numérique.
« À l’origine, nous confie Rodrigo, je voulais simple-ment créer up lieu de formation à Rio. Mais ma première idée n’a pas fonctionné. On ne comprend pas bien la raison de cet échec. À l’époque, j’avais 27 ans et je gagnais bien ma vie comme ingénieur informatique. Je possédais une villa, une voiture et un . bateau. Mais, malgré ce confort, je pensais toujours à mon rêve. Je pensais souvent aux gosses des favelas et je ne voulais pas croire qu’ils étaient irrémédiablement condamnés. »
Rodrigo a donc « rebondi » avec une nouvelle idée.
« Chaque année, beaucoup d’ordinateurs sont envoyés à la casse par les entreprises et les particuliers aisés parce que d’autres, plus puissants, leur succè¬dent. Alors j’ai lancé une grande campagne de collecte pour recycler ce matériel. J’ai mobilisé un groupe d’amis informaticiens et, tous ensemble, on a passé des soirées et des week-ends à bricoler. Avec trois vieux ordinateurs, on en reconstruisait un qui fonctionnait... pour initier des jeunes à l’informatique. »
La collecte est un succès. Reste à trouver la réponse à une question complexe : comment avoir accès aux enfants des favelas, comment gagner leur confiance et les faire venir à l’école de l’informatique, tout en évitant que l’ensemble du matériel ne soit pillé au bout de huit jours ?
A question complexe, réponse de bon sens. Rodrigo ne cherche pas à créer de toutes pièces une école neuve et coûteuse, loin de la vie de ces enfants. Il ose l’improbable.
Les favelas de Rio sont des zones de non-droit. La police s’y aventure rarement ; nous apprendrons à nos dépens que les taxis aussi refusent d’y pénétrer. Dans ces quartiers, trente kilos de drogue circulent chaque
jour. La violence y est omniprésente. C’est pourtant là que Rodrigo trouve la solution.
« J’avais la certitude que mon projet ne fonctionnerait que dans la mesure où je parviendrais à l’implanter là où vivent les gosses. Je me suis renseigné et j’ai découvert que, même dans cet enfer, il existait de petits havres de paix. »
En effet, chaque quartier a une école, en général tenue par une directrice connue et respectée de tous, et notamment des caïds et de leur bande !
Rodrigo va rencontrer l’une d’elles, Dona Anna, pour lui exposer son projet. Ils réalisent que c’est une aubaine... pour eux deux. Lui trouve la réponse à son problème, elle se voit offrir sur un plateau des équipe¬ments et des formateurs dont elle n’osait même pas rêver.
« La première classe d’informatique a été un succès. Les jeunes, attirés par ce monde de l’image et de l’information interactive, oubliaient même de sécher leurs cours. Et ce lieu du savoir au coeur de la violence est tellement respecté qu’en huit ans pas un de nos ordinateurs n’a été volé. »
Sur cette affirmation, où nous sentons percer la juste fierté de Rodrigo, nous arrivons dans un agréable restaurant jouxtant son bureau.

Nous sommes un peu déçus. Rodrigo a prévu de partager le repas avec une future recrue. Sa disponibilité est donnée prioritairement à l’action.
Une blonde et pétillante Américaine du nom de Mélanie vient s’installer à nos côtés. Nous comprenons, à ce moment-là, que notre présumée infortune est en fait un cadeau. Ce sera sûrement une des gran¬des leçons de vie de ce voyage : prendre la vie comme elle vient, surtout dans ses revirements imprévus !
Nous apprenons que Mélanie vient d’une université de San Francisco où elle a une chaire d’entreprenariat social. Elle a obtenu un financement d’IBM et du gouvernement brésilien pour recenser les vingt millions d’« invisibles » du Brésil : des personnes sans existence officielle, exclues de toute politique sociale du fait de leur invisibilité. Il y en aurait près de huit cents millions dans le monde ! Ces chiffres nous font frémir. L’idée géniale de Mélanie consiste à utiliser le réseau des écoles d’informatique de Rodrigo pour effectuer le travail de recensement. Seuls, en effet, les jeunes des bidonvilles ont la liberté de pénétrer dans les foyers.
Les recrues de Mélanie sont équipées d’un ordina¬teur portable tenant dans le creux de la main dont le logiciel a été soigneusement étudié pour éviter les erreurs. Ils y entrent toutes les informations concer¬nant les habitants. Ce travail, rémunéré, est une aubaine pour ces jeunes mais aussi pour leur famille. En retrouvant une existence officielle, les habitants retrou¬vent leurs droits : accès à l’école, à la santé...
Nous sommes éblouis de rencontrer autant de personnes généreuses qui mettent leur talent et leur intelligence au service des autres, avec le plus grand professionnalisme.
Après le déjeuner, direction la favela. Notre arrivée a été soigneusement orchestrée. Deux grands gaillards viennent immédiatement nous escorter. Le CDI craint pour notre matériel.
Une vieille femme bien enveloppée, au visage tout ridé mais profondément accueillant, nous ouvre son école qui fête ses vingt ans d’existence. Dans la petite cour au rez-de-chaussée, l’eau s’infiltre par tous les interstices. Deux femmes l’expulsent en permanence avec de grands balais raclettes. Nous montons dans la
salle d’informatique où une quinzaine d’adolescents travaillent dans une atmosphère surchauffée. Un jeune, décoré de plusieurs cicatrices, dévisage les enfants. Voyant que l’interview de Rodrigo se prolonge, il oriente une microcaméra reliée à un ordinateur vers eux. Leur image apparaît sur son écran et les enfants en profitent pour faire un concours de grimaces !
Puis nous sommes conviés dans une autre salle pour écouter un orchestre : une banda, comme les appellent les Brésiliens. Composée des plus grands de la favela, la banda accompagne la danse des petites filles, nu-pieds, qui nous font une démonstration de leur agilité. Olivier s’essaie aux percussions pendant que nous tentons de suivre les pas de nos jeunes professeurs. Une valse d’éléphants en chaussures de montagne ! Nous finissons par une partie de billard en bas, dans la petite cour.
Mais le couvre-feu a déjà sonné !
Passé 17 heures, on ne circule plus dans la favela. Nous insistons, mais Rodrigo est inflexible. C’est la règle ! Probablement dictée par l’expérience. Nous nous résignons et quittons les lieux.

À l’hôtel, nous découvrons que nous avons oublié tout le matériel de prise de son dans le taxi qui nous ramenait. Autant dire que nous pouvons faire une croix dessus ! Marie-Hélène, fatiguée et l’humeur assombrie, voit dans cette perte le signe qu’il faut stop-per toute notre aventure médiatique ! Tout s’entre-mêle dans une confusion désagréable.
Objectivement, nos déplacements avec notre petite armée d’enfants sont souvent complexes à gérer. A chacun, à chaque étape, nous reposons inlassablement la même question : « As-tu bien ton sac, ta polaire, ton blouson ? » On se mélange entre les affaires des uns et des autres, avec nos quatre-vingt-dix kilos de bagages, quatre gros sacs, sept moyens et trois petits. Il est permis d’espérer qu’à la fin du tour du monde, chacun sera parfaitement autonome ! Pour l’heure, c’est loin d’être le cas.

Implentation des CDI - 34 ko

Laurent et Pierre filent à un rendez-vous donné par un « grand patron » du Brésil. Depuis six ans, avec plusieurs amis, il parraine l’aventure de Rodrigo. Nous voulons l’interviewer pour avoir son regard sur les « raisons du succès » de son « protégé ».
« Rodrigo, explique-t-il, est un entrepreneur de talent. Il sait mobiliser les énergies. Il a su gérer la croissance avec peu de moyens et dupliquer son idée à travers tout le Brésil et sur d’autres continents. Sa recette est brillante de simplicité et de bon sens. »
Le président de banque nous la résume en trois points :
« En premier lieu, Rodrigo n’a pas cherché à fonder de toute pièce ses écoles mais il a eu l’intelligence et l’humilité de travailler en partenariat avec des équipes et des lieux ayant acquis une forte légitimité locale. Son succès repose donc d’abord sur une alliance : construire sur une volonté commune et faire confiance à ceux qui connaissent le lieu.
« Deuxième aspect : Rodrigo délègue et modélise. Sa vitesse de développement s’explique par le fait qu’il a conçu une véritable logique de "franchiseur", sur le modèle des chaînes de magasins déclinés à partir d’un magasin type. Responsables régionaux, enseignants locaux, cahier des charges à respecter... Naturellement, cette idée bien développée se répand à la vitesse des bonnes volontés locales qui, comme partout, ne manquent pas.
« Enfin, pour lui, l’informatique n’est pas un but mais un moyen. Il motive les élèves en leur proposant, par l’informatique, des objectifs éducatifs et sociaux.
Prévention contre la drogue, développement de micro-projets économiques, animations de quartier, chacun s’y retrouve et l’informatique devient un moyen pour réaliser et se réaliser. C’est aussi ce qu’apprécient ses partenaires locaux. »

L’exemple de Rodrigo Baggio renforce notre conviction. Beaucoup de gens voudraient contribuer à résoudre les problèmes, être acteurs de changement, mais notre époque, face à la complexité des enjeux, manque cruellement de mode d’emploi pour cette bonne volonté. Des modèles comme ceux de Rodrigo catalysent les énergies et la générosité. Un rêve et, huit ans plus tard, un demi-million de vies accèdent à l’espoir et à la dignité ! Combien ont été avec lui artisans d’un tel succès ?

Le lendemain matin, Laurent retourne avec Pierre dans les favelas. Ils ont rendez-vous avec la maman d’une élève de l’école. Elle a accepté de témoigner. C’est sa jeune fille, Carole, qui les reçoit. Elle les conduit dans un deux-pièces minuscule qu’elle habite avec sa mère et sa soeur. Il y a tout juste la place pour un vieux canapé en piteux état, un lit, une petite gazinière, un évier et, seul luxe, la télé accrochée en hauteur. Sa mère témoigne de son apaisement depuis que Carole suit les cours d’informatique. « Là au moins, je la sais en sécurité. »
Carole, elle, préfère raconter l’histoire d’un de ses amis :
« Il était devenu criminel à 15 ans, et s’était fait tirer dans les jambes par la police. Après son hospitalisation, la directrice de l’école lui a proposé de venir assister aux cours. Aujourd’hui, il est responsable adjoint. »

C’est dire si la perspective d’un avenir peut changer la motivation et la destinée de ces jeunes !

le site de leur voyage : http://www.quelmondepournosenfants.org

le site des CDI du brésil : http://www.cdi.org.br/



<BOUCLE_forums>
Erreur MySQL
SELECT forums.* FROM spip_forum AS forums WHERE (forums.id_article='102') AND forums.id_parent=0 AND forums.statut='publie' ORDER BY forums.date_heure DESC
Table 'epnologues.spip_forum' doesn't exist
</BOUCLE_forums>